par Marie-Lucile Kubacki*
Nous publions l'intervention de la journaliste Marie-Lucile Kubacki lors de la présentation du livre "Le dialogue du salut. La petite théologie de la mission" du cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille. Le volume, publié par Libreria Editrice Vaticana, est la version italienne de l'original français "Dieu a tant aimé le monde - Petite théologie de la mission" (Editions du Cerf), et a été présenté le jeudi 2 mai à Rome, à la salle de conférence de la Communauté de Sant'Egidio.
Roma (Agence Fides) - Lorsque j'ai commencé ma carrière de journaliste en France, il y a une quinzaine d'années, le mot " mission " était encore un peu tabou, difficile à utiliser, parce qu'il était soupçonné d'être associé à une forme d'apologie du prosélytisme, à des ombres liées à des liens parfois avec la colonisation, à des soupçons d'impérialisme culturel plus ou moins déguisé, voire à une forme de critique silencieuse du Concile Vatican II et de ses positions sur le dialogue avec les autres religions. En effet, j'ai souvent été interpellée par des lecteurs sur le but et le sens de la mission. Pourquoi aller vers d'autres pays, d'autres peuples, d'autres cultures ? Peu à peu, en rencontrant des missionnaires, je me suis rendue compte qu'il n'y en avait pas un qui ne se soit posé la question du pourquoi, surtout dans les pays les plus éloignés du christianisme. Et que ce pourquoi était inséparable d'un comment. Or, ce pourquoi se pose de plus en plus en Europe aussi, et le livre du cardinal Aveline m'a particulièrement intéressé parce qu'il aborde cette question.
Je voudrais commencer par l'épilogue, car c'est là que se trouve la clé qui éclaire tout le sujet. Pour expliquer cette dynamique qui pousse le missionnaire à s'éloigner de chez lui, le cardinal cite la chanson du chanteur belge Jacques Brel, Quand on n'a que l'amour, en la mêlant à l'histoire de sa sœur Marie-Jeanne qui, sur son lit d'hôpital, a laissé ces quelques mots qui, dit-il, résument toute sa vie : "Il n'y a qu'à aimer". La raison d'être de la mission est donc pour le chrétien et pour l'Église la réponse à l'appel à imiter le Christ, dans le sens de l'imitation de son amour pour le monde, qui s'incarne dans son plan de salut pour l'humanité, comme l'écrit saint Jean, dont l’édition française du livre, Dieu a tant aimé le monde, tire son titre : "Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n'a pas envoyé le Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui". (Jn 3:16-17)
Mais une fois ce constat établi, la question du comment se pose aussitôt. Le cardinal Aveline propose trois horizons pour penser les modalités de la mission : comme dialogue du salut, dans l'horizon de la promesse et dans la dynamique de la catholicité.
Avant d'entrer dans le détail, j'ai été frappée de voir à quel point sa théologie de la mission s'enracinait dans l'expérience de toute sa vie.
D'abord, l'expérience fondatrice, la blessure de l'exil, l'arrachement des pieds-noirs à la terre d'Algérie. « Ces personnes déracinées, écrit-il, savent que l'on quitte rarement son pays avec la joie au cœur. Ils connaissent par expérience la souffrance de toute migration et ressentent dans leur chair que l'amour de la patrie ne peut jamais être arraché du cœur d'un homme. Ils ont connu la douleur de ne pas être acceptés, le mépris de l'origine, l'incompréhension due aux préjugés, l'exclusion due à trop d'incompréhensions. Mais ils peuvent aussi montrer que la fraternité entre juifs, chrétiens et musulmans est possible, comme lorsque nous vivions ensemble sous le soleil de Constantine, d'Oran ou d'Alger, et que peu à peu s'entremêlaient les fils de ce mélange culturel qui nous a façonnés, partageant kémias et mounas, avant qu'un vent pervers venu d'ailleurs n'envahisse les rues de nos villes, instillant la méfiance, brisant les amitiés, distillant la haine. Un vent empoisonné qui, aujourd'hui, malheureusement, souffle à nouveau sur de nombreuses rives de la Méditerranée. »
À ce déracinement succède la dureté de l'expérience migratoire, rendue surmontable par la chaleur du foyer familial et les amitiés, et l'amour d'une nouvelle terre. S'ensuit une expérience pastorale et intellectuelle qui le conduit bientôt à s'intéresser au dialogue interreligieux, à travers la fondation et la direction pendant dix ans de l'Institut de Science et de Théologie des Religions de Marseille, éritable interface de bouillonnement théologique et culturel en Méditerranée. Trois creusets fondamentaux qui rappellent que le missionnaire même s’il est convoqué au déplacement géographique, culturel et spirituel, arrive toujours avec son histoire et que celle-ci, lorsqu’elle est relue comme c’est le cas ici, est un puits d’eau vive où puiser une vision dynamique de l’engagement missionnaire.
Le livre commence par une réflexion sur la mission comme dialogue de salut. Là aussi, si je confronte cette définition à mon expérience journalistique, je me suis souvent confrontée en écrivant des articles sur le sujet à une certaine tension missionnaire, entre ceux que le mot dialogue crispaient car ils y voyaient une concession relativiste, et ceux qui voyaient dans le dialogue une modalité séductrice, dont la finalité serait de “convaincre” ou de rallier à des valeurs.
Nostra Aetate affirme que « l'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces préceptes et ces doctrines qui, tout en différant à bien des égards de ce qu'elle croit et propose elle-même, portent cependant souvent un rayon de cette vérité qui éclaire tous les hommes. » Mais comment discerner ce texte ? Pour discerner, le cardinal part du témoignage des rescapés de Tibhérine, Amédée et Jean-Pierre, témoignage de proximité et d’amitié avec leur voisinage musulman. Un engagement. Le mot est important, car révélation en hébreu signifie parole qui est action. Dieu cherche à s’engager avec l’homme en nouant une alliance à travers la conversation qui n’est pas seulement un moyen mais une modalité de cette alliance. De fait, le missionnaire est celui qui est en dialogue permanent, le dialogue étant une modalité de l’amour pour l’humain, expérience de curiosité aimante de l’altérité et mais aussi de gratuité.
Certains jeunes chrétiens convertis, catéchumènes, ou chercheurs de sens, ces spirituels non religieux comme on les appelle, en Europe ou ailleurs, m'ont parfois confié qu'un des obstacles à leur cheminement vers l'Église était la peur d'être récupérés. Dans certains pays où le christianisme est encore peu connu, à cette peur s'ajoute celle d'une double visée idéologique et politique de la part de l'Eglise, doublement appelée à cet impératif de gratuité parce qu'il relève de son témoignage et de la nécessité de ne pas donner un contre-témoignage. L'auteur met en garde : "Le fait que la liberté soit à la fois au début et à la fin de l'aventure humaine nous empêche de tomber dans la tentation de réduire l'action missionnaire à un processus mécanique, ce qui reviendrait à instrumentaliser la rencontre : le dialogue est bien plus qu'une condition de possibilité de l'annonce, qui en serait la finalité. En effet, l'offre de dialogue est déjà une annonce implicite de la Bonne Nouvelle d'un Dieu trinitaire, un Dieu qui est en lui-même une relation, une relation d'amour, et qui se révèle en offrant à tout être humain une proximité respectueuse qui ouvre le dialogue du salut".
Mais aussi gratuit soit-il, ce dialogue n'est pas un bavardage. Il s'agit de confier l'Évangile, qui est la parole vivante. On peut alors se demander ce que signifie confier l'Évangile. Le cardinal cite ici le franciscain Eloi Leclerc : "Evangéliser un homme, c'est lui dire : "Toi aussi, tu es aimé de Dieu dans le Christ". Il ne suffit pas de lui dire : tu dois être convaincu. Il ne suffit pas non plus d'en être convaincu : il faut se comporter avec cet homme de telle sorte qu'il sente et découvre en lui quelque chose qui est sauvé". Cette phrase m'a rappelé une discussion sur la mission avec Sœur Lucia Bortolomasi, ici présente, qui avait cité des paroles qui l'avaient inspirée : " Si vous faites vibrer Dieu dans le cœur d'une seule personne, vous n'aurez pas vécu en vain."
Mais ce faisant, l'Église ne se contente pas d'offrir ou de proposer, elle est elle-même déplacée par la rencontre. Déplacée non pas dans un sens relativiste, mais au contraire, du frottement avec l'altérité jaillit l'étincelle qui est un appel à sa propre conversion. Tout missionnaire qui entre en contact avec des non-chrétiens fait l'expérience d'être renvoyé à ses propres questions, poussé à approfondir sa connaissance et sa foi. Michel de Certeau, cité par le cardinal, l'a magnifiquement exprimé : "Nous découvrons Dieu dans la rencontre qu'il provoque". Par "nous", il faut entendre les différentes parties en dialogue, car la conversion de l'autre va de pair avec celle du missionnaire lui-même. La rencontre suscitée, c'est-à-dire la rencontre qui a lieu entre les hommes et Dieu lui-même, est une équation mystérieuse à plusieurs inconnues.
Le cardinal Aveline cite longuement la réflexion de Joseph Ratzinger en 1971 développée dans le livre Le nouveau peuple de Dieu. Le cardinal écrivait alors : « La marche de Dieu vers les peuples qui s’accomplit dans la mission, ne supprime pas la promesse de la marche des peuples vers le salut de Dieu, cette marche étant la grande lumière qui brille à nos yeux en venant de l’Ancien Testament ; elle ne fait que la confirmer. Car le salut du monde se trouve dans la main de Dieu, il vient de la promesse, non de la Loi. Mais il nous reste le devoir de nous placer avec humilité au service de la promesse, sans vouloir être plus que des serviteurs inutiles, qui ne font rien que ce qu’ils doivent »
Ces “serviteurs inutiles” que sont les missionnaires, et j’entends par là les chrétiens en général, pas seulement les religieux, se posent comme Paul au premiers temps de l’Église cette question résumée ainsi par le cardinal Aveline : « pourquoi annoncer l’Évangile en terre inconnue pour annoncer un message que même les proches ne veulent pas recevoir? ». Paul déclare ainsi avoir prié à Jérusalem, hanté par cette question à la suite du martyre d’Étienne et des persécutions, et avoir reçu cette parole de l’Esprit “Va, je t’enverrai au loin parmi les nations !». De même, les missionnaires d’aujourd’hui confrontés au pourquoi peuvent trouver la réponse dans les Écritures, l’imitation du Christ et l’amour de l’autre qui comme écrivait Dante meut le soleil et les autres étoiles, mais il entre dans cette motion un mystère proprement divin, qui est celui de l’action de l’Esprit et du plan de Dieu pour chacun.
Et c’est ici que l’on touche à un point très intéressant pour nos Églises préoccupées par l’actuelle situation de déchristianisation des sociétés, le fait dans certains pays d’Europe de devenir peau de chagrin, face à des politiques de plus en plus sécularisées, et au milieu d’autres religions, c’est à dire la compréhension même de la catholicité en situation de minorité. J’aime la définition proposée de « ferment eucharistique d’unité », qui fait écho évidemment aux images de levain dans la pâte. La catholicité non pas comme une sorte de réalité tentaculaire à visée expansionniste mais promesse, là encore, écrit le cardinal Aveline, d'un Dieu "qui veut réunir dans l'unité ses enfants dispersés, et même le cosmos, dans une grande messe sur le monde, chantée par Teilhard de Chardin". Catholique signifie "selon le tout". (...) Même si les disciples ne sont que deux ou trois réunis en son nom, le Dieu entier est au milieu d'eux, non pas pour qu'ils se contentent, mais pour qu'ils n'aient pas peur de révéler aux personnes de toute culture, langue et religion que leur désir le plus profond vient de l'amour que Dieu a pour eux, avant même qu'ils ne le connaissent. C'est ce que l'Église appelle la "catholicité".
Définition stimulante, en ce sens qu'elle est un puissant antidote aux deux dangers qui menacent l'Eglise en général et chaque chrétien en particulier : la recherche de l'efficacité et ce que Bernanos voulait dire en écrivant " le démon de mon cœur s'appelle à quoi bon". (Agence Fides 4/5/2024)
*Journaliste, correspondante à Rome pour l'hebdomadaire “La Vie”
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